LES LIMITES THÉORIQUES DE L'INSURRECTIONNALISME
Nous allons maintenant pointer un certain nombre de critiques par
rapport aux thèses de la vulgate insurrectionnaliste, dans la mesure
où, si celle-ci contient déjà en elle-même les limites des thèses
propagées par les groupes ou revues dont nous venons de parler,
elles semblent aussi souvent les radicaliser jusqu'à constituer
parfois de véritables dérives.
Une analyse insuffisante des transformations de l'État
Alors que Tiqqun,
partant de l'analyse des Grundrisse
de Marx et de textes d'origine
opéraïste comme ceux de Negri (bien que
leurs auteurs s'en défendent), saisissait certains traits de la
nouvelle dynamique du capital à travers la notion de réseau; alors
que L'Insurrection qui vient (IQV)
proposait une vision plus concrète de la circulation du capital en
accordant la priorité à la notion de flux plutôt qu'à celle
d'accumulation (le capital comme stock)1,
ceux qui s'en réclament, ou qui y font référence de façon
positive, persistent à concevoir le capital comme une « chose »
extérieure et non pas comme un rapport social de dépendance
réciproque entre le capital et le travail. Le capital apparaît
alors comme un monstre qui vampirise la vitalité des individus et
les transforme en êtres sans réaction, sans volonté..., à
l'exception de quelques « irréductibles » dont on se
demande bien comment ils sont produits et échappent à la structure
de domination. Mais peut-être que le ver était déjà dans le fruit
d'origine. En effet, pour l’IQV par exemple, nous serions dans une
sorte de cauchemar totalitaire opposant le bloc des dominants au bloc
des dominés. Ce ton souvent apocalyptique retrouve le messianisme
d'origine de Tiqqun en
le projetant sur une fin imminente du monde. Il n'y a pas vraiment
d'analyse du capital et des causes de cette domination ou de la fin
du monde puisque celles-ci semblent irrationnelles.
Quand certains abordent parfois la question du
capital, c'est pour le réduire à une structure2.
Or, c'est bien l'existence de ce rapport de dépendance, et non une
soumission à une structure extérieure,
qui fait que la plupart des rapports sociaux sont contraints et que
les individus sont déterminés par des conditions objectives qui ne
leur permettent que marginalement l'expression de ce qui ne serait
autrement qu'une pure subjectivité sans emploi..., au sein de ces
mêmes rapports sociaux. Comme les insurrectionnalistes « de
base » analysent mal ou pas du tout les dernières
transformations du capital, ce qu'ils ont retenu de leurs lectures,
ce n'est pas cette objectivité des rapports sociaux capitalistes qui
continue à produire des déterminations, mais une analyse de ceux-ci
comme désagrégation et individualisation permettant, dans les pores
du « système », d'exprimer une identité qu'ils veulent
toute négative, répétant la même erreur de méthode qui présidait
à la vision d'un mouvement prolétarien conçu comme le pur
mouvement du négatif dans la société bourgeoise.
Les insurrectionnalistes ne tiennent pas compte non plus des plus
récentes transformations de l'État qui font que celui-ci semble se
dédoubler. D'un côté, l'État du capital est fort parce que mis en
réseau aussi bien dans sa dimension interne — il est partout
présent dans la sphère sociale et cela même quand on a
l'impression qu'il se retire en tant qu'institution — que dans sa
dimension externe (inscription dans un monde globalisé qui ne lui
ôte pas toute capacité d'intervention puisqu'il participe aux
grandes discussions et décisions prises au sommet). D'un autre côté,
on a affaire à un État dont la souveraineté politique de type
jacobine et unitaire est faible parce que coupée de ses valeurs et
de sa légitimité d'État-nation. Or, les insurrectionnalistes
oublient la première forme du redéploiement de l'État qui se fait
infrastructure du social aux ramifications proliférantes, mais peu
visibles, pour ne retenir que la seconde, la partie émergée de
l'iceberg, celle qui s'est instituée comme superstructure politique
de la domination. Pourtant, même dans cette seconde forme, où
l'État est vu à travers ses fonctions régaliennes, on retrouve
bien toute la complexité de la restructuration globale des rapports
sociaux au sein de la société capitalisée. On pourrait prendre
l'exemple des mesures de contrôle social qui semblent relever d'une
société de plus en plus autoritaire, alternant les initiatives de
prévention (fichage généralisé, gardes à vue multipliées) et
les actes de répression (pénalisation de toutes les actions
directes), avec une prise en charge directe et immédiate par les
individus de leur propre contrôle. La démarche citoyenne et
responsable tend à remplacer les utopies ou « folies » du
militantisme politique.
Dans tous les cas, on n'assiste pas à une
fascisation du pouvoir ou, dans des termes plus actuels, à la mise
en place de quelque « pouvoir totalitaire » épaulé par la
technoscience, ce que les insurrectionnalistes ne peuvent admettre
puisque, se proclamant ennemis intérieurs, ils ont tendance à voir
dans toute mesure de répression une réponse policière, voire
militaire, à la simple manifestation de leur existence. Nous pensons
en effet que la tendance réelle à une « criminalisation »
des luttes provient bien plus de la faiblesse quantitative de ces
luttes que d'une variation dans l'intensité de la répression3.
Des luttes qui sont d'autant plus réprimées et criminalisées
qu'elles n'atteignent pas le caractère de mouvement général de
contestation et, éventuellement, de subversion de l'ordre social, ou
alors qu'elles s'en détachent et s'autonomisent comme nous l'avons
fait remarquer dans notre interprétation de la lutte armée4.
Cette faiblesse est significative d'une rupture avec le fil rouge des
luttes de classes dont le mouvement ouvrier, avec sa richesse, mais
aussi ses tares, assurait tant bien que mal la continuité. C'est
derrière lui ou à sa marge ou même, plus rarement, sous la forme
d'une avant-garde que des actions radicales pouvaient se déclencher,
quitte ensuite à s'y replonger et se fondre à nouveau dans la
communauté de la classe parce que
retrouver un sein nourricier permet de ne pas désespérer, permet de
reprendre des forces et de repartir au combat. C'est bien ce qui
manque aujourd'hui, mais nous ne le regrettons pas, car c'est aussi
cela qui a produit et entretenu la domination du stalinisme au sein
du mouvement ouvrier. Le fait est que rares furent ceux qui
refusèrent de se cacher derrière cette force, d'y faire de
l'entrisme ou de la ménager.
C'est cette nouvelle situation qui fait que les luttes sont
aujourd'hui des luttes éparses qui convergent rarement en un
véritable mouvement offensif. Il est difficile d'unifier des choses
qui semblent échapper à toute unité objective en l'absence d'une
recomposition de la force de travail qui prenne la forme d'une
nouvelle composition de classe sur laquelle s'appuyer. Dans ces
conditions, ceux qui s'avancent ne sont pas simplement en première
ligne du traditionnel « combat de classe », mais ils sont
aussi victimes, individuellement, de harcèlement moral de la part
des patrons ou de l'État et deviennent des cibles de la répression
policière et judiciaire. Ce n'est donc pas à une véritable
criminalisation des luttes à laquelle on assiste, mais à une
pénalisation de certains actes de lutte qui étaient le plus souvent
tolérés malgré leur caractère illégal.
Cette insuffisance critique quant à l'analyse des transformations de
l'État amène souvent les insurrectionnalistes militants à repartir
des analyses anarchistes du XIXe siècle qui concevaient
justement l'État non pas comme la conséquence d'une libre
aliénation de la liberté des individus contre une garantie de
sécurité (conception libérale à la Hobbes), ni comme le résultat
d'un contrat social et démocratique (comme dans la perspective de
Rousseau), ni comme l'expression d'un pouvoir de classe (comme dans
la conception marxiste), mais comme quelque chose d'extérieur, comme
une monstrueuse excroissance, pure expression de la non-liberté et
de la domination.
Ouvrons une parenthèse.
À partir du XVIIIe
siècle et des Lumières, en Europe, les
hommes d'ordre vont déplorer l'existence de « la guerre civile »
alors que d'autres, disons du côté des révolutionnaires, la louent
ou, au moins, y voient le facteur de désordre qui peut favoriser la
montée en puissance du peuple5.
La représentation de la révolution comme phénomène lié à la
« guerre civile » fut commune à la majeure partie des
tendances révolutionnaires qui avaient comme référence principale
les révolutions françaises, y compris l'anarchisme. Par exemple,
Bakounine qui a écrit L'Empire
knouto-germanique
et la révolution sociale à l'époque
où l'industrialisation de l'Europe continentale était encore dans
les langes, donc à l'époque où la distinction entre État et
société civile était encore effective, désigne ainsi deux
mouvements qui semblent au premier abord opposés, mais qui
s'avéreront par la suite complémentaires; tout d'abord, celui qui
prend la forme de « la guerre civile comme lutte de factions
pour la prise du pouvoir6 »
au sein de l'État, mais il
s'ensuit un affaiblissement de l'État qui favorise, dans un deuxième
temps, l'apparition de « la guerre civile populaire »,
visant, elle, à détruire la machine d'État et à instaurer le
règne de la liberté dans la société7.
Dans tous les cas, la position de Bakounine était donc réductible à
l'idée suivante : mieux vaut le désordre que l'ordre, même
lorsque les objectifs dudit désordre ne sont pas les nôtres. Car de
l'ordre, il ne peut sortir en principe que plus d'ordre, jamais la
révolte. Cette idée de Bakounine est reprise par les
insurrectionnalistes qui voient dans l'émeute, quel que soit son
contenu ou son sens, le produit d'une révolte et la source d'un
désordre à propager. Mais cette perspective a été battue en
brèche par l'expérience historique, entre autres par celle de la
dernière poussée révolutionnaire en Europe, puisque le
« désordre » de mai 68 et des luttes italiennes de la
décennie 1968-1978 ont surgi, en France, sur le terreau de la
situation « d'ordre » spécifique aux Trente Glorieuses
en Europe. A contrario, le « désordre » des
guerres coloniales, y compris celle d'Algérie qui prit aussi
l'aspect de la guerre civile (putsch des généraux d'Alger et
actions de l'OAS), ne généra que plus « d'ordre » et de
subordination à l'État (Constitution de 1958 et pleins pouvoirs de
1962).
Par ailleurs, dans les pays décolonisés, et même
pour ceux qui passèrent par une lutte de libération nationale, un
nouvel ordre fut bien vite établi qui se débarrassa de tout ce qui
pouvait le gêner8
ou alors s'installa, comme en Afrique noire, un désordre permanent à
travers le néo-colonialisme et, surtout, des guerres civiles
ethniques, elles-mêmes souvent le produit des découpages
géographiques imposés par l'ancien colonisateur, interdisant de
fait toute possibilité de formation d'États-nations viables (cf.
le cas du Congo de Lumumba et son
assassinat).
Tiqqun reprenait
déjà à son compte cette approche en termes de guerre civile, même
s'il reconnaissait que la répression exercée par les États de la
société capitalisée sur les populations est de basse intensité à
travers l'existence de dispositifs ad
hoc. Mais la plupart des
insurrectionnalistes partisans de cette approche n'en retiennent rien
puisqu'ils sont persuadés que nous sommes toujours dans une
situation de haute intensité, le marqueur du niveau d'intensité
étant l'action policière. « Ils nous font la guerre »,
disent certains, et il faut donc y répondre par la guérilla. Cela
ne sert à rien de faire front, disent les autres, mais ce n'est pas
pour entamer une « longue marche à travers les institutions »
(position des extra-parlementaires allemands des années 1970 :
Dutschke, Cohn-Bendit et Fischer), mais pour faire sécession. Ils
entrent alors en dissidence, généralement par petits groupes
affinitaires9
afin de diffuser des journaux, de créer leurs propres sites
d'information ou de discussion et ainsi se
ménager des « lieux protégés » d'expérimentation,
comme certains squats, car les « subjectivités rebelles sont
éphémères » et il faut les protéger à l'intérieur de
petites communautés de vie ou « d'espaces oppositionnels10 ».
D'autres sont prompts à entrer en « résistance » contre
la politique sarkozyste et aussi contre un surcroît de visibilité
de la part de groupes aux références identitaires qui se
développeraient dans l'ombre protectrice de la politique
gouvernementale parce que reposant sur les mêmes thèmes (identité
nationale, islamophobie). De fait, ils oscillent entre la tentation
de jouer bande contre bande avec ces groupes identitaires, pratique
garante de leur propre affirmation identitaire11
et une pratique plus ouverte de type antifasciste qui les conduit à
participer aux grands rassemblements démocratiques. Dans cette
dernière perspective, ils rejoignent plus ou moins involontairement
tous les citoyennistes et défenseurs de la République que l'on
retrouve au sein d'associations politiques nouvelles comme « l'Appel
des appels » dont ils constituent, finalement, une aile
radicale12.
Les deux seules différences, mais elles sont
de taille, sont que, premièrement, les insurrectionnalistes ne sont
pas des nostalgiques d'un État social qu'il faudrait faire resurgir
du passé et, deuxièmement, qu'ils envisagent la résistance sous
une forme violente plutôt que comme résistance citoyenne (lobbying
et pétitions) ou résistance civile (cf.
les enseignants désobéisseurs).
Les insurrectionnalistes s'étonnent parfois des
lois d'exception, ou des lois répressives qui se sont démultipliées
ces dernières années. Cela traduit un reste d'illusion sur la
démocratie. Or, comme le prouvent les réactions de l'État allemand
faisant la chasse aux terroristes réels où supposé des années
1970, l'exception fait pleinement partie de la panoplie démocratique.
Même au sein de l'État allemand, qui avait l'obsession d'éviter le
retour du nazisme, la possibilité de mesures d'exception a été
rétablie dès la fin des années 1960 par une coalition à majorité
sociale-démocrate dirigée par Willy Brandt13.
Cela ne contrevenait pas à la marche normale de la démocratie qui,
au contraire, se donne ainsi la possibilité de réagir rapidement
face aux ennemis de l'intérieur (les « terroristes »).
En fait, un État stable (fort, donc, selon nos critères,
c'est-à-dire n'ayant pas à utiliser la force en continu) peut
parfaitement promulguer des lois « fascistes » sans
contrevenir à sa définition d'État de droit, contrairement à ce
que se plaisent à affirmer de nos jours certains libertaires. Mais,
aujourd'hui, des théoriciens comme G. Agamben dont s'inspire Tiqqun
ont remis au goût du jour la notion d'État d'exception comme
représentant une anomalie pour des régimes politiques qui
s'affirment démocrates.
Ce présent texte n'a pas pour but de trancher la
question, mais cela nous amène à relativiser ce que nous disions,
nous aussi, à la suite de Persichetti et Scalzone, sur l'État
d'exception permanent analysé à partir de la situation italienne14.
Nous considérions alors que, dans le cas italien et de son État
faible, celui-ci était obligé de montrer sa force devant toute
expression de forces sociales passant du stade de l'antagonisme
potentiel au stade de l'antagonisme effectif. Dans ce cas de figure,
on a un défaut de pacification qui peut donner l'impression qu'il y
a bien situation de guerre civile parce qu'on est dans la haute
intensité. Mais, en fait, comme nous l'avons dit précédemment en
citant Tronti (note 63), l'État italien disposait encore d'une marge
de manœuvre en faisant jouer les formes institutionnelles de la
démocratie au profit de l'État. Ainsi, alors même que l'enlèvement
et la mort de Moro montraient à quel point il n'était pas question
d'un compromis historique politique entre DC
et PCI, ce
compromis se réalisait sur le terrain : syndicats ouvriers,
partis politiques, juges et militaires tous unis dans une commune
défense de l'ordre à travers le renforcement de l'État et de ses
institutions. C'est encore ce qui prévaut aujourd'hui avec la chasse
à Battisti et le refus de toute amnistie politique pour les accusés
des « années de plomb ».
De la théorie à la pratique : les mésaventures de l'activisme
Cela une fois posé, nous pouvons nous intéresser
aux différentes interprétations de ce que serait cette « guerre
en cours ». En effet, nous avons noté que les thèses qui sont
au centre de la réflexion de Tiqqun
sont passées en partie dans
« L'Appel »15
pour se retrouver finalement dans une sorte de digest
présenté dans l'IQV, formant ainsi,
progressivement, une sorte de corpus théorique et politique complet
qu'il suffirait d'appliquer comme si la cohérence entre les
prémisses théoriques et les perspectives pratiques allait de soi.
Pourtant, pour nous, il y a une incohérence
majeure entre d'un côté les idées et pratiques de blocage des flux
avancées par certains à partir des analyses théoriques de Tiqqun
et celles de ses épigones sur la
fascisation et l'État policier. Les premières correspondent tout à
fait à une situation de dilution de l'État central et à la
nécessité de répondre à sa nouvelle organisation en réseau par
des attaques sur tous les segments du réseau général.
L'insurrection, dans cette perspective, pourrait donc être aussi
décentralisée et ramifiée que ce à quoi elle s'attaque. En
revanche, le second type de raisonnement utilise des termes qui, par
exemple en France, sont ceux qui condamnent le type d'État jacobin
et autoritaire symbolisé par le gaullisme et la République16
ce qui les rapproche d'une position du type a attaque au cœur de
l'État ».
Le passage de l'un à l'autre, qu'on peut
considérer comme une régression, ne s'est pas fait d'un coup de
baguette magique : on est passé de textes à la limite de
l'abscons, du moins destinés à des initiées17,
à une série de pistes pratiques distillées en premier lieu par le
« Comité invisible18 ».
Cela a ensuite engendré une vulgate
diffusée par différents canaux, tels que des revues d'agitation
comme Rebetiko ou
Outrage, des
émissions de radio comme Basse
Intensité et aussi par toute une série
de sites. Ces initiatives ressemblent à des tentatives de diffuser
les thèses insurrectionnalistes afin d'encourager la lutte contre
les prisons, les centres de rétention administrative, l'ouverture de
certains squats pour y mener des activités alternatives. Mais ce
courant se manifeste aussi par des prises de position et analyses qui
interprètent tout événement comme relevant de l'insurrection,
telles, récemment, les grèves et manifestations en Grèce alors
même qu'on a de la peine à savoir ce qui s'y passe vraiment19.
La surestimation du caractère insurrectionnel de
tout événement20
cache en réalité une conception peu précise de l'insurrection qui
dépendrait bien souvent de l'appréciation de chaque individu ou de
chaque petit groupe. D'où la tendance inhérente à cet
insurrectionnalisme de présenter toute répression, aussi bien de
type préventif que punitif, comme la preuve du caractère policier
ou même militaire de l'État dans sa forme actuelle. Nous avons déjà
refusé la caractérisation de l'État actuel comme simple ministère
de l'Intérieur, mais nous voyons resurgir ce type d'appréciation à
chaque nouvel événement international important comme celui qui
s'est déroulé à Toronto fin juin-début juillet 2010. La ville a
été effectivement mise sous surveillance militaire, mais les
altermondialistes radicaux et les insurrectionnalistes oublient que
ce sont des mesures conjoncturelles qui disparaissent dès que
s'achève l'événement. Cela ne modifie en rien la nature de l'État
et révèle simplement que chaque nouveau grand sommet constitue une
sorte de remake de
Seattle. Les dispositifs tactiques mis en place à ces occasions
n'ont pas pour but de militariser la société,
mais plutôt d'isoler et contrôler les zones propices aux
affrontements directs afin d'éviter des bavures policières comme
celles de Gênes en 2001. Ces mesures sont d'ailleurs prétexte à
des discussions de plus en plus ritualisées entre experts patronaux,
du FMI ou de
l'OMC d'un côté et experts syndicaux ou d'associations comme Attac
de l'autre; et à des confrontations
entre bandes : bandes policières contre bandes Black
Block, etc. On en a encore des exemples
dans l'interprétation qui a été faite du sommet de Toronto. En
fait, les insurrectionnalistes sont dans un dilemme qui est d'un côté
de se vouloir dans la sécession et de l'autre de coller aux basques
des grandes messes de la mondialisation, en y répondant par des
sortes de happenings qu'ils
essaient de politiser par l'appel à la constitution de « villages
autogérés » et à la propagande par le fait. Mais alors que
l'installation de ces « villages » est souvent négociée
préalablement avec les autorités préfectorales, régionales, voire
fédérales comme à Toronto, tout est fait de la part du pouvoir
pour que règne une atmosphère de guerre qui joue sur les nerfs des
manifestants et incite aux incidents partiels vites circonscrits, au
milieu d'une population locale globalement indifférente ou, pire,
hostile à tout débordement. La police ne refera plus l'erreur qui
l'amena, à Québec, à gazer indistinctement tout ce qui bougeait, y
compris les habitants de la vieille ville, provoquant en retour des
phénomènes de sympathie pour les émeutiers. Désormais, les
contre-sommets et leurs dérivés, comme le dernier No
Border à Bruxelles en 2010, permettent
finalement de tester des techniques dites contre-insurrectionnelles
en l'absence de tout risque insurrectionnel. Ce que vaudraient ces
techniques en cas d'insurrections effectives, avec ce qu'elles
impliquent de créativité et de multiplication des foyers de
révolte, c'est une autre histoire. L'État ne peut pas tout prévoir
et c'est fort heureux. En tout cas, dans des centres-villes
transformés en nasse comme à Toronto, les poignées d'individus et
de cercles radicaux se retrouvent littéralement hors-sol.
Toutefois, l'erreur d'analyse des
insurrectionnalistes ne signifie pas que l'insurrectionnalisme n'est
qu'une idée en l'air ou le fruit du délire d'un petit milieu
radical ghettoïsé ou sectarisé. En effet, il y a bien un lien
entre le développement du mouvement
anti-mondialisation21
et le retour de l'insurrectionnisme dans la mesure
où nombre de militants insurrectionnistes de la première heure ont
d'abord été actifs lors de contre-sommets22
(participation à des actions Black
Block, à des camps No
Border, etc.) et même parfois, en
Belgique par exemple, ont participé aux oppositions radicales aux
OGM, souvent sur
des positions assez proches de celles de l'Encyclopédie
des nuisances. Ces luttes participent
bien d'une conquête « d'espaces pour vivre » qui
permettent la « fermentation d'une conflictualité sociales23 »,
mais cela nécessite-t-il de voir dans toute « pacification
militarisée » des espaces (interdiction ponctuelle
d'attroupement dans quatre communes bruxelloises) le signe de la
présence d'une « poudrière sociale » et « d'émeutes
récurrentes »?
On ne sait plus alors s'il s'agit d'une insurrection qui est déjà
là ou si c'est la contre-insurrection qui la devance...
1
Si, à
Temps critiques,
nous sommes
d'accord pour accorder une réelle importance à la notion de flux,
ce n'est pas parce que nous penserions comme les néo-opéraïstes,
attachés à la notion de « production immatérielle »
et de « capital cognitif », que la circulation est
aujourd'hui première par rapport à la production, mais parce que
le capital ayant réussi l'unité de ces deux procès (production et
circulation), le blocage des
flux intègre
toutes les formes de lutte et non pas seulement celles qui se
trouvent sur les lieux de production et d'accumulation, à savoir la
grève et l'occupation. Nous abordons aussi différemment le
problème en centrant notre analyse sur la reproduction plutôt que
sur la production en disant, conjointement à
Théorie communiste
d'ailleurs, que la
crise actuelle est une crise de reproduction des rapports sociaux.
2
Par exemple, pour le
bulletin Les Indésirables,
publié à Paris
en 2000, et proche des positions de Canenero :
« Il ne
reste plus que l'attaque anonyme et généralisée contre les
structures de la production, de la consommation, de l'information,
du contrôle et de la répression. Ainsi seulement il sera possible
de s'opposer au double mouvement du capital, en entravant
l'atomisation brutale des individus et en empêchant en même temps
la construction de “l'homme nouveau” de la cybernétique, avant
que les murs sociaux qui devront l'héberger ne soient achevés. »
3
Cela heurte parfois
les militants les plus récents quand on leur fait remarquer que la
répression des années Marcellin, c'est-à-dire d'une époque de
retombée du mouvement de 68, était bien pire que celle des années
Sarkozy.
4
J. Wajnsztejn,
Individu,
révolte et terrorisme, Nautilus,
1987, réédité avec une longue préface aux éditions l'Harmattan,
2010.
5
C'est seulement dans
quelques minorités actives et radicales que la notion de plèbe est
revendiquée. Par exemple, chez les levellers
et les diggers
de la révolution
anglaise, ou encore chez certains sans-culottes et enragés de la
révolution française. La modernité progressiste se réfère
majoritairement au peuple.
8
Ainsi, en Algérie, le fln
mena la guerre civile d'abord contre le mna,
puis contre les harkis avant de la mener contre les « socialistes »
et les « autogestionnaires » pour aboutir à un nouvel
ordre étatico-militaire.
9
La version italienne
de cette position se veut plus stratégique et est bien représentée
par une déclaration de Bonanno à une radio alternative romaine, en
1997 : « Les groupes d'affinité peuvent à leur tour
contribuer à la constitution de noyaux de base. Le champ des noyaux
de base est constitué par les usines (pour ce qu'il en reste), les
quartiers, les écoles, les ghettos sociaux et toutes les situations
où se matérialisent l'exclusion de classe, la séparation entre
inclus et exclus. » Puis le discours se fait plus partitiste :
« Chaque noyau de base est constitué presque toujours sous
l'impulsion des anarchistes insurrectionnalistes, mais il n'est pas
formé seulement par les anarchistes. »
10
Ce concept provient
d'Oskar Negt, principal opposant à J. Habermas et à son concept
d'espace public au sein de l'École de Francfort. Il est parfois
repris aussi par des individus proches de l'insurrectionnalisme.
Pour plus d'informations, on peut se reporter aux actes du colloque
« Journées critiques » du printemps 2010 à Lyon
donnant lieu à un journal intermittent, et particulièrement aux
deux articles intitulés « L'espace public oppositionnel :
lorsque l'oikos
joue à l'agora »
et « Les corps de la dissidence collective »; disponible
à : http://storage.canalblog.com/09/53/690505/50932564.doc
.
11
Sur le sujet, cf.
Construction
identitaire et alternative existentielle, de
Alain C. http://www.infokiosques.net/spip.php?article766
12
À ce sujet, on se
doit de noter un déclin de groupes comme le Scalp ou No Pasaran qui
s'étaient spécialisés sur ces questions. Même s'ils perdurent
dans certaines villes on peut se demander où les autres sont
passés. Ont-ils rejoint les positions insurrectionnistes? Se
sont-ils recyclés à la cnt-Vignoles
ou encore chez les citoyennistes? Dans la région parisienne, c'est
la troisième hypothèse qui semble la bonne, pour l'essentiel, à
l'exception de quelques individus qui ont créé Offensive
libertaire et sociale (ols).
13
Pour un développement
juridique et politique sur cette question, on pourra se reporter à
la brochure de critique de En
catimini, de Peter
Verner (peterverner@free.fr).
14
Cf. Paolo Persichetti,
Oreste Scalzone, La
Révolution et
l'État (éd.
Dagorno, 2000) et notre nº 1 de la revue Interventions :
« Passé,
présent, avenir » (octobre 2002) dont le sous-titre
indiquait : « Des luttes italiennes des années 70 aux
extraditions d'aujourd'hui : un État d'exception permanent »,
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198
.
15
Pour comprendre les
liens entre les différents ouvrages qui représentent les prémisses
théoriques de l'insurrectionnalisme, on peut se reporter au texte
de C. Homs : « Critique
de L'Insurrection qui vient », du
Comité invisible. Disponible à l'adresse :
http://palim-psao.over-blog.fr/article-34659700.html
16
On en a un exemple, et
des plus récents, avec la dernière intervention médiatique des
« Sept de Tarnac », dont la proposition politique
développée dans le journal Le
Monde du 24
février 2011, revient à dire « Sarkozy dégage » comme
il peut être dit dans les pays arabes « Ben Ali dégage »
ou « Moubarak dégage ». S'y exprime la conception d'un
capital réduit à sa structure étatique, d'un État réduit à sa
structure policière et militaire et enfin, pour la France, d'un
État réduit au « système Sarkozy ». Or, ce qui est
concevable dans des pays au capital peu développé et relevant
d'une source rentière, où l'État fonctionne comme un corps
étranger au peuple ou comme une création totalement artificielle
(Libye), où le pouvoir se transmet au sein d'une clique ou même
d'une famille, ne l'est pas dans des pays à régime démocratique
(même clientéliste) qui ont construit de longue date des États
qui forment maintenant l'infrastructure des sociétés capitalisées.
17
Voir dans Temps
critiques numéro
15 : « Tiqqun :
une rhétorique de
la remontrance » (J. Guigou)
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article212
et « Réflexions sur Tiqqun » (J. Wajnsztejn)
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article213
.
18
On retrouvera les
textes que nous citons et d'autres à l'adresse suivante :
http://www.bloom0101.org/page1.html.
On a toutefois peu d'éclaircissements sur le fait de savoir ce que
représente ce vocable de « Comité invisible » qui fait
office de signature. S'agit-il d'une version grand public du « parti
imaginaire » de Tiqqun,
ou bien d'une
version moderne de la conception bakouninienne de l'organisation?
Des deux, semble-t-il!
19
Un exemple parmi
d'autres dans le no
6 de Rebetiko (été
2010) : « C'est le début d'une guerre. Une guerre, et
civile qui plus est, comme celles qui ont cours dans ces pays
lointains et dont on ne comprend pas bien les tenants et
aboutissants, ni quels en sont les gentils et les méchants ».
Un constat, mais aussi un aveu d'impuissance théorique et
politique.
20
À titre d'exemple
archétypal, on pourra lire un texte intitulé « L'insurrection
que l'on vit » :
http://nantes.indymedia.org/article/19049.
21
Cf. Joe Black,
Anarchisme,
insurrections, insurrectionnisme, disponible
sur http://www.mondialisme.org/spip.php?article1362
et aussi la revue npnf
nº 27-28-29 (p.
411-430).
22
Nous ne disons pas que
les insurrectionnalistes vont suivre le même chemin que les groupes
de lutte armée allemands du début des années 1970, mais on peut
remarquer que ceux-ci aussi étaient issus du mouvement alternatif
et anti-autoritaire et qu'ils ont cherché ensuite à se regrouper
de manière affinitaire pour entrer en résistance. Sur ce lien, on
peut se reporter au livre de B. Baumann : Tupamaros
Berlin Ouest, réédité
par les éditions Nautilus sous le titre de Passages
à l'acte. Violence politique dans le Berlin des années 70.
23
Cf. le tract
bruxellois titré « Malgré tout » du 5 octobre 2010 :
http://bxl.indymedia.org/articles/281
.
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