L'AFFIRMATION D'UN SAVOIR-ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE
L'entre soi d'une subjectivité qui se croit libre
Il y a une double méprise dans l'apologie de la bande. Tout d'abord,
le groupe affinitaire de tradition anarchiste n'a que peu de points
communs avec la bande au sens traditionnel. Le groupe affinitaire se
veut antihiérarchique et précurseur de nouveaux rapports et s'il
cherche à regrouper des semblables, il n'est pas a priori fermé,
alors que la bande est hiérarchisée et totalement ou partiellement
fermée. Ensuite et cela découle du premier point, il est absolument
impensable ou alors complètement illusoire d'appréhender la lutte
en bandes comme insurrectionniste au cours de l'émeute avec ce
qu'elle contient de fermeture et de logique interne et, en même
temps, d'y voir la possibilité d'intenses rencontres aléatoires. On
ne peut faire tenir ensemble la bande définie par l'identité de
semblables et la reconnaissance avec une pratique émeutière définie
comme ouverture à tout un chacun.
Sur ce faux modèle pourtant, dans les milieux
militants, l'entre-soi est devenu courant avec le reflux des luttes
et le développement des particularismes et on ne peut que constater
qu'il joue aussi chez les insurrectionnalistes. Bien sûr, on
s'attache encore à valoriser le groupe affinitaire comme solution à
tous les problèmes pratiques du manifestant. Ce serait là une forme
positive de bande, mais sans en voir les limites. Voilà comment est
défini cet « affinitaire » : « Avoir une
affinité avec des camarades signifie les connaître, avoir
approfondi la connaissance que l'on a d'eux.
Au fur et à mesure que cette connaissance
se développe l'affinité peut augmenter au point de rendre possible
une action commune1. »
L'affinitaire comme pédagogie en quelque sorte! À l'encontre de
cette démarche, nous affirmons qu'il y a bien un dedans et un dehors
de la bande, même lorsqu'elle prend la forme du cercle politique
« affinitaire », et il est clair que cela peut légitimer
toutes les exclusions. La bande c'est aussi cela, une forme
particulièrement aiguë de mise en conformité des participants qui
cloisonne les rapports2.
Un volontarisme politique et éthique3 censé produire un état d'insoumission permanente
On retrouve dans les textes de ce courant une dérive propre à cet
entre-soi qui survalorise un positionnement subjectiviste, effaçant
toutes les limites sociales et pratiques. Ainsi, d'un tract qui titre
« ils veulent la guerre » et qui répond en dessous « ils
l'auront » comme une réponse à la répression menée par le
Service Anti-Terroriste de la brigade criminelle (SDAT). Mais,
objectivement, quelles sont les possibilités de mener la guerre à
un corps de police? De quelle position pense-t-on pouvoir agir pour
effectivement faire la guerre? On a plutôt l'impression d'être en
présence d'une guerre privée et non plus d'une guerre sociale. Ce
qui n'est pas reconnu dans cette position, c'est que la fin de la
dialectique des classes et de leur antagonisme rend impossible l'idée
même de guerre sociale. Pour faire la guerre il faut au moins être
deux. La théorie marxiste du prolétariat est justement celle qui a
le mieux exprimé cette idée. Faute d'un prolétariat conscient de
cette « guerre » dont on cherche en vain la manifestation
depuis plus de trente ans, les insurrectionnalistes sont obligés
d'opérer une véritable substitution de la bande à la classe à
partir d'un « décisionnisme » avant-gardiste que ne
renierait pas le Lénine du Que faire?
Ce décisionnisme empêche de prendre en compte le
rapport entre conditions objectives et conditions subjectives. Tout
devient subjectif au sein d'un discours qui met au centre les modes
de vie4
et fait du mode de vie une nouvelle ligne de démarcation qui
remplace l'ancienne « ligne de classe » des
marxistes-léninistes ou maoïstes. Si dans certains pays pauvres ou
même émergents ces mode; de vie prennent un sens parce que les
rapports sociaux dominants n'y sont déjà plus reproduits (favelas
du Brésil et plus généralement d'Amérique du sud ou centrale) ou
parce que le capital cherche à détruire les derniers réduits des
anciennes communautés pré-capitalistes (communautés du Chiapas),
dans les pays centres du capital la crise n'a pas atteint un tel
degré que ces rapports ne puissent être reproduits. Les nouveaux
modes de vie ne sont donc pas (encore du moins) des formes
d'expérimentation mais des formes de survie subies. Or, les
militants du mode de vie en font un choix politique comme si tout le
monde pouvait à tout moment choisir. C'est reprendre, mais en le
détournant de son sens originel et de son usage courant, toute
l'idéologie libérale du libre choix qui ferait que si l'on veut, on
peut « gagner plus en travaillant plus », ne pas céder à
la « préférence française pour le chômage », être un
« gagneur », etc.
Le lien entre révolte, lutte, subversion, n'est
pas appréhendé comme un processus complexe, mais comme quelque
chose qui va de soi, comme une évidence5.
En conséquence, il n'y aurait pas de limite autre que celles de nos
propres limites. On retrouve là une des « évidences »
de la bande qui est que pour elle, il n'y a pas de limite objective à
sa propre puissance. On peut être contre tout puisqu'on pense ne
participer à rien d'autre qu'à sa bande. C'est une résurgence des
« en-dehors » de 1900, mais sur une base purement
idéologique cette fois. Nous ne pouvons résister à citer ce
passage d'un tract issu de Non Fides et
repris par d'autres anarchistes, dans le quatre pages Les
mauvais jours finiront, en novembre
2010 : « Mouvementisme et éternel recommencement »,
pendant les événements d'octobre 2010 : « Des groupes
affinitaires de quelques personnes qui se connaissent et ont su
développer une affinité et une connaissance mutuelle aiguisée à
travers des pratiques et des perspectives communes ont souvent été
bien plus efficaces que des masses informes de gibier à flics. Nous
parlons là de porter des coups, de jour comme de nuit, efficaces,
reproductibles et précis, pas symboliques. Nous parlons de dégâts
réels, nous parlons de contribuer à la guerre sociale dans laquelle
nous n'admettons aucune trêve, récupération ou amnistie.6 »
Mais une fois avancé ce qui représente une quintessence du délire
insurrectionnaliste (avec le mépris en prime), les auteurs du tract
font un pas de côté, pour ne pas dire en
arrière : « On l'a vu aussi, ces groupes ne peuvent pas
non plus tout faire basculer tous seuls, parce que les mécanismes de
la domination ne se brisent pas à coups de marteaux dans des vitres
ou de molotovs dans des flics, mais aussi dans l'expérimentation
d'une autre vie dans la lutte, et la subversion quotidienne des
rapports inter-individuels. L'équilibre doit être respecté,
mouvement ou pas. » Que cet équilibre ne soit pas tenable, que
ce programme n'en soit pas un, que cela ne soit que du collage, la
suite et la fin en font foi : « Alors, cessons de faire de
la politique, laissons libre cours à notre créativité et
engendrons des ruines... Je casse, tu casses, il casse, nous cassons,
les mauvais jours finiront. » On comprend ici que des
anarchistes, même des plus actifs, puissent crier casse-cou devant
ce manque de sens stratégique et politique. Il y a en effet une
marge entre la critique des organisations formelles et ce maximalisme
immédiatiste, du moins au niveau des mots.
En voyant partout la domination sous la forme emblématique et
matricielle de l'État policier, les insurrectionnalistes font œuvre
d'une méfiance généralisée et permanente, détectant le moindre
écart idéologique que tout un chacun peut avoir incorporé et qu'il
se doit d'éradiquer en lui-même. Chacun doit faire sa propre police
à l'intérieur de lui-même. Si on veut rigoler un peu, on peut dire
qu'ici la plèbe rejoint le « populo » pour qui il a
toujours été nécessaire de « se gendarmer ».
Cet état d'alerte quotidien serait la condition
d'un état d'insoumission permanente. Mais un état d'insoumission
permanente est aussi absurde que celui de révolution permanente,
comme l'a fort bien montré Malatesta avec ses critiques de la
« pure » morale anarchiste abstraite7.
Certes, les insurrectionnalistes se moquent des « hommes
nouveaux » de la cybernétique, mais ils ressortent du placard,
du moins ceux qui s'inscrivent dans la tradition anarchiste
italienne, sans même s'en rendre compte, la sinistre figure du
révolutionnaire professionnel sous la forme de
l'insoumis professionnel, qui ne cède pas aux « tentations »
du monde, dans la pure tradition des ascètes des sectes religieuses
et des partis politiques « révolutionnaires » d'antan.
Ou alors, ils font resurgir la figure traditionnelle du bandit social
qui lui aussi vivait dans le partage car son acte initial de révolte
ou de vengeance était partagé par une communauté villageoise ou
paysanne dont on ne se doutait pas qu'elle puisse être si ouverte,
si souriante aux individus un tant soit peu décalés. On a ainsi
l'impression que l'insurrectionnalisme se construit sur l'absence de
tout projet révolutionnaire au profit d'un millénarisme d'un
nouveau type. En cela, il s'éloigne du modèle de l'insurrection
anarchiste défini par Malatesta dès 19138
et dans lequel l'action ne pouvait se détacher d'une fin9.
Au mieux, les insurrectionnalistes rejoignent un
programmatisme communiste : « Enfants de la métropole,
nous faisons ce pari : que c'est à partir du plus profond
dépouillement de l'existence que se déploie la possibilité,
toujours tue, toujours conjurée, du communisme. En définitive,
c'est avec toute une anthropologie politique que nous sommes en
guerre10 ».
Quant à la question de l'organisation, ils oscillent entre une
idéologie du lien et du combat éthique : « S'organiser,
ce n'est pas donner une structure à l'impuissance. C'est avant tout
nouer des liens, des liens qui ne sont pas neutres, des liens
terriblement orientés. Le degré d'organisation se mesure à
l'intensité du partage, matériel et spirituel » (ibid.)
avec même parfois la reprise d'une
opposition quasireligieuse entre l'être
(authentique) et l'avoir (inauthentique) ; et une
conception « plate-formiste ». Surtout chez les Italiens
où on distingue le niveau de la lutte sociale à la base, non pas
dans des syndicats complètement inféodés au capital, mais dans des
noyaux de base comme ceux du « Mouvement autonome des cheminots
de Turin » ou des « ligues autogérées » contre la
construction de la base de missiles de croisière à Comiso, dans les
années 80. Ces organisations de base attaquent le capital dans ses
structures les plus petites et les plus accessibles, mais ils ne
peuvent remplacer l'organisation « anarchiste
insurrectionniste » qui, premièrement, donne
son appui idéologique et logistique aux comités et, deuxièmement,
peut attaquer l'État et le capital au niveau qui permet de les
anéantir11.
Mais pourquoi ces noyaux de base se référeraient-ils principalement
à l'organisation anarchiste, on n'en saura rien, mais on peut
supposer que c'est pour les mêmes raisons que les soviets russes
devaient se référer principalement au parti bolchevik!
2
Exemple : la
genrisation de l'orthographe comme entre-soi. Mais ce que ne voient
pas ces « radicaux », c'est que l'entre-soi est toujours
relatif. Que la société capitalisée ne laisse rien à côté
d'elle, qu'il n'y a pas d'en dehors définitif. De la même façon
que le hip-hop ou les tags sont devenus de l'art, le journal Le
Monde s'est
largement lancé dans la genrisation de l'orthographe et
l'administration de l'Éducation nationale aussi, tout cela avec la
bénédiction de la Commission européenne tant décriée par
ailleurs. Dans la société capitalisée la norme peut changer
pourvu que cela reste de la norme.
4
Ainsi, une affiche
d'un des comités de soutien des inculpés de Tarnac affirme :
« Ce qui est attaqué, ce sont nos luttes, nos mots, nos modes
de vie, nos armes, nos amitiés et la possibilité de s'attaquer à
l'ordre des choses. » Or, comme le disent très bien les
auteurs de la brochure Contribution
aux discussions sur la répression anti-terroriste (contact :
alleztrincamp@riseup.net)
: « Nous ne pensons pas que l'État s'attaque aux personnes de
Tarnac pour leur “mode de vie”. » (p. 10)
5
Là encore, nous
opérons une réduction simplificatrice pour isoler les caractères
majeurs de la matrice insurrectionnaliste, mais certains
insurrectionnalistes ne se contentent pas de cela et posent la
question des rapports entre insurrection et révolution, critiquent
la vision d'un processus révolutionnaire linéaire qui
progresserait du mécontentement à l'agitation puis à l'émeute,
de la prise de conscience à l'insurrection puis à la révolution
(cf. A
corps perdu, op.
cit. : « En
guise d'introduction », p. 19).
6
On retrouve ici, non référée explicitement et adaptée à un
autre contexte, l’idée développée par Bonanno dans son premier
texte traduit en français et intitulé Contre l’amnistie.
Il concernait la position à avoir par rapport aux prisonniers de
longue durée des « années de plomb » italiennes et
s’opposait particulièrement à la position d’O. Scalzone d’une
amnistie prenant acte que la guerre sociale de l’époque avait
connu une défaite qu’il fallait reconnaître politiquement sans
se renier. Une position qui se distinguait à la fois de celle des
« dissociés » et de celle des « repentis ».
9
« La révolution
doit certainement être défendue et développée avec une logique
inexorable : mais on ne doit et on ne peut la défendre avec
des moyens qui contredisent ses fins. Le grand moyen de défense de
la révolution reste toujours d'enlever aux bourgeois les moyens
économiques de la domination, d'armer tout le monde (jusqu'à ce
qu'on puisse amener tout le monde à jeter les armes comme des
jouets inutiles et dangereux) et d'intéresser à la victoire toute
la grande masse de la population. Si, pour vaincre, on devait
dresser la potence sur les places, je préférerais perdre. »
(Malatesta : « La terreur révolutionnaire » dans
le nº 19 de Pensiero
e Volontà)
11
Ces positions sont
développées par A. Bonanno dans « La tension anarchiste »
dans Anarchisme,
insurrections et insurrectionnisme (traduction
française dans npnf
no
27-28-29, p. 411-430).
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